Les adieux du vieillard

15 mars 2012 § Poster un commentaire

(Supplément au voyage de Bougainville, D. Diderot)

Il était père d’une famille nombreuse. À l’arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils l’abordèrent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait en lui-même sur les beaux jour de son pays éclipsés. Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s’attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s’avança d’un air sévère, et dit :

“ Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ci soit de l’arrivée, et lion du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voulez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l’autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu’eux Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. ( Tahitiens ! ô mes amis ! vous auriez un moyen d’échapper à un funeste avenir ; mais j’aimerais mieux mourir que de vous eu donner le conseil. Qu’ils s’éloignent, et qu’ils vivent. ”

Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta : “ Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu est venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi-même, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-t.u ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton coeur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.

Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.

Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quai nous vêtir. Tu es entré dans nos cabaties, qu’y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, titre des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête là de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.

Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, fraîches et belles. Prends cet arc, c’est le mien ; appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de tes camarades ; et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d’une heure.

Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre ; et j’ai quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu nous as visités ! Nous ne connaissions qu’une maladie ! celle à laquelle l’homme, l’animal et la plante ont été condamnés, la vieillesse ; et tu nous en as apporté une autre : tu as infecté notre sang. Il nous faudra peut-être exterminer de nos propres mains nos filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont approché tes femmes ; celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sang impur qui a passé de tes veines dans les nôtres ; ou nos enfants, condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as donné aux pères et aux mères, et qu’ils transmettront à jamais à leurs descendants. Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour en arrêter le poison. Tu parles de crimes ! as-tu l’idée d’un plus grand crime que le tien ? Quel est chez toi le châtiment de celui qui tue son voisin ? la mort par le fer. Quel est chez toi le châtiment du lâche qui l’empoisonne ? la mort par le feu. Compare ton forfait à ce dernier ; et dis nous, empoisonneur de nations, le supplice que tu mérites ? Il n’y a qu’un moment, la jeune Tahitienne s’abandonnait avec transport aux embrassements du jeune Tahitien ; elle attendait avec impatience que sa mère, autorisée par l’âge nubile, relevât son voile, et mît sa gorge à nu. Elle était fière d’exciter les désirs, et d’irriter le regards amoureux de l’inconnu, de ses parents, de son frère ! elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, au milieu d’un cercle d’innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre les danses, les caresses de celui que son jeune coeur et la voix secrète de ses sens lui désignaient. L’idée de crime et le péril de la maladie sot entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois douces, sont accompagnées de remords et d’effroi. Ce homme noir, qui est près de toi, qui m’écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu’il a dit à nos filles ; mais no garçons hésitent ; mais nos filles rougissent. Enfonce-toi si tu veux, dans la forêt obscure avec la compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simple Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel au grand jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourrais-tu mettre à la place de celui que nous leur avoir inspiré, et qui les anime ? Ils pensent que le moment d’enrichir la nation et la famille d’un nouveau citoyen et venu, et ils s’en glorifient. Ils mangent pour vivre et pour croître : ils croissent pour multiplier, et ils n’y trouvent ni vice, ni honte. Écoute la suite de tes forfaits. A peine t’es tu montré parmi eux, qu’ils sont devenus voleurs. À peine es-tu descendu dans notre terre, qu’elle a fumé de sang. Ce Tahitien qui courut à ta rencontre, qui t’accueillit, qui te reçut en criant : Taïo ami, ami ; vous l’avez tué. Et pourquoi l’avez-vous tué ? parce qu’il avait été séduit par l’éclat de tes petits oeufs de serpents. Il te donnait ses fruits ; il t’offrait sa femme et sa fille ; il te cédait sa cabane : et tu l’as tué pour une poignée de ces grains, qu’il avait pris sans te les demander. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme meurtrière, la terreur s’est emparée de lui ; et il s’est enfui dans la montagne. Mais crois qu’il n’aurait pas tardé d’en descendre ; crois qu’en un instant, sans moi, vous périssiez tous. Eh ! pourquoi les ai-je apaisés ? pourquoi les ai-je contenus ? pourquoi les contiens-je encore dans ce moment ? Je l’ignore ; car tu ne mérites aucun sentiment de pitié ; car tu as une âme féroce qui ne l’éprouva jamais. Tu t’es promené, toi et les tiens, dans notre île ; tu as été respecté ; tu as joui de tout ; tu n’as trouvé sur ton chemin de barrière, de refus : on t’invitait, tu t’asseyais ; on étalait devant toi l’abondance du pays. As-tu voulu de jeunes filles ? excepté celles qui n’ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur gorge, les mères t’ont présenté les autres toutes nues ; te voilà possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonché, pour elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les musiciens ont accordé leurs instruments ; rien n’a troublé la douceur, ni gêné la liberté de tes caresses et des siennes. On a chanté l’hymne, l’hymne qui t’exhortait à être homme, qui exhortait notre enfant à être femme, et femme complaisante et voluptueuse. On a dansé autour de votre couche ; et c’est au sortir des bras de cette femme, après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué son frère, son ami, son père, peut-être. Tu as fait pis encore ; regarde de ce côté ; vois cette enceinte hérissée de flèches ; ces antres qui n’avaient menacé que nos ennemis, vois-les tournées contre nos propres enfants : vois les malheureuses compagnes de vos plaisirs ; vois leur tristesse ; vois la douleur de leurs pères ; vois le désespoir de leurs mères : c’est là qu’elles sont condamnées à périr ou par nos mains, ou par le mal que tu leur as donné. Éloigne-toi, à moins que tes yeux cruels ne se plaisent à des spectacles de mort : éloigne toi ; va, et puissent les mers coupables qui t’ont épargné dans ton voyage, s’absoudre, et nous venger en t’engloutissant avant ton retour ! Et vous, Tahitiens, rentrez dans vos cabanes, rentrez tous ; et que ces indignes étrangers n’entendent à leur départ que le flot qui mugit, et ne voient que l’écume dont sa fureur blanchit une rive déserte ! ” À peine eut-il achevé, que la foule des habitants disparut : un vaste silence régna dans toute l’étendue de l’île ; et l’on n’entendit que le sifflement aigu des vents et le bruit sourd des eaux sur toute la longueur de la côte : on eut dit que l’air et la mer, sensibles à la voix du vieillard, se disposaient à lui obéir.

/ Supplément au voyage de Bougainville, Denis Diderot, 1772 ( publié en 1796)

Texte complet : http://www.diogene.ch/IMG/pdf/diderot_supplement_voyage_bougainville.pdf

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